Voici l'extrait d'un article publié par DSK, que je trouve très intéressant à lire :
Qu'en pensez-vous ? Que pensez-vous de son analyse ?ar Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l’Économie et des Finances, ancien directeur-général du Fonds Monétaire International
Cet important article a été rédigé par Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du FMI, pour l’influente revue Politique Internationale qui le publiera dans son prochain numéro (numéro de printemps). Nous remercions particulièrement Patrick Wajsman qui autorise sa diffusion et Dominique Strauss-Kahn qui l’accepte au profit des lecteurs du blog du Club des juristes.
La crise sanitaire que nous vivons est différente de toutes celles que les générations précédentes ont pu connaître. Les convocations de la grande peste noire de 1348 ou de la grippe espagnole de 1918-1919 sont intéressantes en ce qu’elles nous permettent de repenser les conséquences des pandémies. Mais elles ne disent rien, pour autant, de la capacité de résilience d’une société dont l’économie est mondialement intégrée, et qui avait perdu presque toute mémoire du risque infectieux.
Si la crise actuelle est de prime abord différente, ce serait par la vitesse de propagation de cette maladie. Trois mois après le début de la crise sanitaire, près de la moitié de la population de la planète est appelée au confinement. Même si la contagiosité du virus a vraisemblablement joué un rôle dans ce basculement, du stade épidémique à celui de pandémie, la mondialisation marquée par l’accélération de la circulation des personnes est au cœur du processus de propagation (1). Le délai de réaction des pays développés, dont les systèmes de santé ont été rapidement submergés, doit sans doute être également incriminé. Il atteste d’un défaut de prévoyance et d’une confiance – infondée – dans la capacité des systèmes sanitaires à protéger massivement leur population tout en s’approvisionnant en matériel de protection et en tests de dépistage au fil de l’eau, auprès de fournisseurs étrangers, majoritairement chinois. Sans doute ceci n’était-il pas fatal. Taïwan, forte de ses expériences lors d’épidémies antérieures, disposait d’équipements de protection en quantité (2), de capacités de production de ceux-ci et d’un département dédié à la gestion des maladies infectieuses capable, notamment, de déployer rapidement des applicatifs de gestion et de partage de données sur les patients infectés. Il est, sans doute, normal qu’un système de soins ne soit pas fait pour traiter une demande brutale et temporaire. Mais, dans ce cas, il importe qu’il soit réactif, c’est-à-dire capable de réorienter son offre et de mobiliser des réserves prédéfinies et recensées. Cette agilité, il semblerait bien qu’elle nous ait fait défaut.
(...)
À court terme, les pertes sont inévitables
Aux États-Unis, il n’aura fallu que quinze jours pour que près de 10 millions d’Américains se retrouvent au chômage. En Europe, 900 000 Espagnols ont déjà perdu leur emploi. En France, l’INSEE estime qu’un mois de confinement devrait nous coûter 3 points de PIB. Nul n’est épargné. Et à en croire le FMI, : « Nous n’avons jamais vu l’économie mondiale s’arrêter net. C’est bien pire que la crise de 2008 ». Ces chiffres terribles conduisent certains à adopter une grille de lecture martiale de notre crise. Les gouvernements, les Nations Unies, le FMI, tous parlent d’une « guerre » contre le Covid-19. Pour autant, un conflit armé ne semble pas nécessairement refléter la nature de la paralysie économique qui nous frappe. Plus qu’une destruction de capital, c’est une évaporation des savoirs, notamment ceux nichés dans les entreprises qui feront nécessairement faillite, qui est à redouter. Plus qu’une redirection de la production vers une économie de guerre, on assiste à un coma organisé et à un délitement subi mais sans doute durable des chaînes d’approvisionnement.
Pour les pays les plus fragiles, la pandémie s’annonce catastrophique. Un certain nombre d’exportateurs de matières premières, et au premier plan les producteurs de pétrole, entrent dans la crise avec un niveau insuffisant de réserves en devises. Le prix du baril est passé sous les 20 dollars, et celui du cuivre, du cacao et de l’huile de palme s’est effondré depuis le début de l’année. Pour les pays bénéficiant largement d’envois de fonds depuis l’étranger (4), 2020 pourrait voir la consommation et l’investissement se contracter violemment. Quant aux destinations touristiques, celles-ci devront survivre à un arrêt quasi-total de l’activité économique en première partie d’année (5).
(...)
A moyen et long terme, les cartes sont rebattues
a/ La mondialisation des échanges s’est évidemment accompagnée d’une nouvelle division internationale de la production. La faiblesse relative du coût du travail dans les économies émergentes combinée au développement des moyens de communication a été à l’origine d’une croissance sans précédent du commerce international. Ceci concerne à peu près tous les secteurs à commencer par l’automobile et l’électronique.
C’est cette division internationale du travail qui est en cause aujourd’hui. La critique n’est pas nouvelle et la crise sanitaire agit surtout comme un révélateur. Les détracteurs ont été nombreux.
Pour les uns, considérés comme des idéalistes, c’était l’absurdité écologique de faire transiter vingt fois des marchandises d’un bout à l’autre de la planète qui était en cause, en particulier pour les chaînes de valeur alimentaires. Pour les autres, considérés comme des doctrinaires, c’était la dénonciation d’un système permettant aux habitants des pays riches de continuer à profiter de la rente coloniale. La mondialisation « stade suprême du capitalisme » en quelque sorte. Pour d’autres enfin, considérés comme pessimistes, c’est la sécurité des approvisionnements qui était visée. On pense ici évidemment à la sécurité sanitaire ; 90% de la pénicilline consommée dans le monde est produite en Chine. C’est aussi le cas avec les terres rares dont la Chine détient de facto un monopole de production alors même qu’il s’agit de composants essentiels à l’ensemble de l’industrie électronique et de communication.
(...)
Mais, chacune de ces options passe à côté du sujet central qui est celui d’une réponse budgétaire mutualisée afin de ne pas mettre en péril la soutenabilité de la dette des pays les plus fragiles. Évidemment, tout ceci renvoie au débat sur la création des coronabonds et, plus généralement, sur la capacité d’emprunt de l’Union dont l’absence se fait aujourd’hui cruellement sentir. C’est également un enjeu politique : la BCE ne pourra pas longtemps mutualiser les dettes par le truchement des opérations de marché sans qu’un soutien politique explicite se manifeste.
Deux voies sont envisageables. La première serait une demande explicite des États de monétiser le surplus de dettes ; mais c’est une remise en cause de l’indépendance de la banque centrale. La seconde est d’avancer avec ceux qui le veulent pour émettre conjointement de la dette nouvelle afin de financer à la fois les coûts de la réponse sanitaire immédiate, de la solidarité internationale qui sera nécessaire notamment envers l’Afrique et enfin un plan de relance massif une fois l’urgence sanitaire passée. Le choix s’énonce donc simplement, il faut rompre l’un ou l’autre de ces deux tabous : l’indépendance de la banque centrale ou l’unanimité des États membres.
Car ce qu’il nous faut dès maintenant, ce sont :
des plans de soutien de la demande de l’ordre de grandeur de la perte de production (plusieurs points de PIB pour 2020 seulement). Ceux-ci doivent reposer, pour les ménages comme pour les entreprises, sur de véritables soutiens à leur liquidité par des mesures fiscales et budgétaires ;
une coordination de ces politiques avec les actions menées par les banques centrales en matière monétaire ;
un instrument de mobilisation de ressources budgétaires et d’endettement commun en Europe. Sans mutualisation, la réponse budgétaire sera insuffisante ;
une action concertée au niveau international incluant l’extension de cette liquidité au-delà des pays développés.
(...)
https://www.leclubdesjuristes.com/letre ... -la-crise/?