ICIDans quelques semaines, l'Allemand Tom Enders ne sera plus le PDG d'Airbus. Outre l'arrêt controversé de l'A380, et en dépit d'un carnet de commandes encore fourni, les choix de cet atlantiste assumé ont affaibli l'avionneur européen dans sa guerre avec Boeing.
« La décision d'arrêter l'A380 est le dernier mauvais coup porté par Tom Enders à Airbus », regrette l'un des membres de la direction du groupe aéronautique européen qui ne décolère pas : « Il fallait laisser une chance à cet avion en avance sur tous ses concurrents, et surtout ne pas fermer la porte aux grandes compagnies d'aviation avec lesquelles nous étions toujours en négociation. » Quittant Airbus en avril prochain, Tom Enders aurait pu avoir l'élégance, sinon la décence, de laisser ce dossier stratégique à son successeur, estime ce haut dirigeant. « Désormais, poursuit-il, avec la fin du 380, Airbus n'a plus de nouveau programme dans les tuyaux et laisse ainsi le champ libre à Boeing. Un décrochage qui a commencé avec l'arrivée de Tom Enders à la présidence du groupe en 2007. »
C'est le cauchemar du Concorde qui recommence. Fin des années 80, Airbus s'impose comme un sérieux concurrent de Boeing sur le segment des petits et moyens porteurs, envisageant d'accéder aussi au marché des gros porteurs (600 à 800 places) dont le quasi-monopole était occupé par le Boeing 747. Début 1990, en s'attaquant au marché des gros porteurs, Airbus tire sur la queue de l'Oncle Sam… Outre-Atlantique, le programme de l'A380 tourne à l'obsession et va justifier tous les coups. « Le 380 était censé répondre au problème de l'encombrement des aéroports - Heathrow, Francfort, Dubaï, etc. Les Américains ont multiplié les nouvelles réglementations internationales pour augmenter ses délais d'atterrissage et de décollage », explique l'un des directeurs techniques d'Airbus. « Ils ont mis en cause son financement en attaquant les “avances remboursables” des Etats, ses pollutions sonores et ses rejets de carburant. Enfin, ils ont empêché sa dotation de moteurs de nouvelle génération. Comme le Concorde, le 380 avait dix ans d'avance : ils l'ont tué, et c'est le patron d'Airbus lui-même qui a asséné le coup de grâce. »
"L'A380 AVAIT DIX ANS D'AVANCE. ILS L'ONT TUÉ, ET C'EST LE PATRON D'AIRBUS LUI-MÊME QUI A ASSÉNÉ LE COUP DE GRÂCE."
"ATYPIQUE ET PARTIAL"
Assumant l'échec de l'A380, le patron du groupe aéronautique européen multiplie déclarations et communications pour tenter d'expliquer que ce fiasco permettra à Airbus d'accomplir un « aggiornamento industriel » (1). Belle dénégation ! Depuis longtemps, plusieurs notes des services allemands (BND) et français (DST, DCRI et DGSI) ont attiré l'attention de Berlin et Paris sur le profil « atypique et partial » de Tom Enders qui a bénéficié de « circonstances extraordinaires », générées par les combats internes à la partie française… « Il n'était pas particulièrement programmé pour prendre le poste qui est le sien aujourd'hui, mais il l'a fait avec talent, sans soutien particulier de la partie allemande, avec détermination et un sens tactique indéniable », commente un officier français du renseignement en charge du dossier.
Fils de berger, Thomas Enders est officier de réserve de la Bundeswehr. Parachutiste, il occupe divers postes de conseiller et d'officier d'état-major. Assistant parlementaire au Bundestag, il collabore à plusieurs centres de recherche stratégique. Membre de la CSU (l'Union chrétienne-sociale de Bavière, alliée à son parti-frère, la CDU, l'Union chrétienne-démocrate d'Allemagne), il est alors proche de Friedrich Merz, collaborateur du ministre allemand de la Défense (entre 1989 et 1992) Gerhard Stoltenberg. Ayant effectué ses études en Californie à l'université de San Diego (et non pas l'Ucla comme l'affirme sa biographie officielle), il a été ciblé très tôt par les services américains comme gendre d'un haut dirigeant de Daimler, ne faisant pas mystère de son « atlantisme militant » et de son attachement inconditionnel aux Etats-Unis.
Sa proximité avec les services américains est confirmée par un officier de la DGSE, « alors que Tom Enders n'était que directeur de la stratégie de Dasa, bras armé de Daimler dans l'activité défense du groupe allemand ». La même source ajoute : « Tom Enders est devenu patron de l'activité aéronautique et défense de Dasa (2), puis d'EADS à la fin des années 90, à une époque où l'aval des autorités américaines était indispensable puisque l'armée allemande, particulièrement la Luftwaffe, travaillait en symbiose totale avec le Pentagone. » Il rejoint en effet Dasa en 1991 et y exerce différentes fonctions au département marketing et à la direction générale, avant de devenir responsable de la division Defence & Security Systems, puis membre du comité exécutif d'EADS dont il dirige alors la branche armements. De juin 2005 à août 2007, il devient l'un des deux coprésidents exécutifs d'EADS aux côtés de Noël Forgeard, puis de Louis Gallois. D'août 2007 à mai 2012, on le retrouve président du groupe Airbus, filiale d'EADS, la maison mère dont il devient le président exécutif le 31 mai 2012.
UNE ÉQUIPE SUR MESURE
Arrivé tout en haut de la pyramide, Tom Enders a pu constituer un board à sa main. A l'exception du Français Denis Ranque, seuls les membres anglo-saxons ont une expérience des mondes de l'aéronautique et de la défense. Le premier, Ralph Crosby, ancien numéro deux de Northrop Grumman, la grande entreprise américaine d'armement de facto liée aux services américains, est un ami de toujours de Tom Enders. Ancien secrétaire d'Etat à la Défense britannique, Paul Drayson, chargé de l'acquisition des matériels, a été à l'origine de la Defence Industrial Strategy. Nommé au board en 2007, Sir John Parker, qui faisait partie d'une liste de quatre noms fournie par le gouvernement britannique, se présente ouvertement comme « Her Majesty Government Eye inside EADS ». On ne saurait mieux dire ! Français, Allemands ou Espagnols, les 12 autres membres du board n'ont qu'une connaissance éloignée des mondes de l'aéronautique et de la défense. Quant à Denis Ranque (à l'époque fraîchement débarqué du directoire de Thales), il doit sa nomination à Tom Enders qui voulait éviter à tout prix Anne Lauvergeon, ancienne sherpa de François Mitterrand et ex-patronne de la société nucléaire Areva.
LES SERVICES SPÉCIAUX FRANÇAIS ESTIMENT AUJOURD'HUI QUE DE “NOMBREUX DOSSIERS SENSIBLES” ONT FUITÉ VERS LES ÉTATS-UNIS.
En 2009, Tom Enders impose au sein des équipes de recherche d'Airbus un ancien colonel de l'US Air Force, Valerie Manning, laquelle a été recrutée par Jean-Louis Gergorin (quand il était vice-président d'EADS). Cette nomination provoque quelques réactions des services français qui ne manquent pas de lancer de nouvelles alertes, mais en vain. A l'époque, la charmante jeune femme s'était vu refuser son habilitation par une Direction centrale du renseignement intérieur (la DCRI a depuis été remplacée par la DGSI) fort méfiante, avec comme conséquence l'interdiction d'accéder à certains sites français de fabrication de la filière armement d'EADS. Malgré tout, elle est notamment chargée de superviser à Suresnes l'audit réalisé sur le transporteur militaire A400M. La proximité de Valerie Manning (toujours présentée par Linkedin comme senior vice-présidente d'Airbus) avec Tom Enders et d'autres cadres du groupe a trop défrayé la chronique d'Airbus pour ne pas démentir la vraisemblance d'une confusion regrettable du cœur et des armes…
Toujours dans le secteur de la recherche d'Airbus, Tom Enders nomme en juin 2016 un jeune startuper américain - Paul Eremenko - à la tête du secteur recherche du groupe. Malgré son jeune âge, le nouveau nominé est passé par la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), l'agence de recherche du… Pentagone. Ce qui, pour les familiers de la branche, aurait dû déclencher un signal d'alerte maximale… Après avoir eu accès à tous les secrets d'Airbus, Paul Eremenko, qui entre-temps a réussi à contrarier nombre de hauts dirigeants du groupe, doit précipitamment en partir et rejoint UTC (United Technologies Corporation), géant américain de l'aéronautique et un des plus gros sous-traitants d'Airbus.
BIG DATA POUR LA CIA
Aux yeux de Boeing, le passage éclair d'Eremenko aura été des plus profitables, puisque ce dernier s'est ingénié à littéralement casser tous les laboratoires d'Airbus, à pousser dehors les inventeurs de tous les grands programmes (dont Charles Champion, le père du 380), obtenant notamment la fermeture du centre de recherche de Suresnes. Les services spéciaux français estiment aujourd'hui que de « nombreux dossiers sensibles » ont ainsi fuité vers les Etats-Unis « même si le désastre n'est pas encore directement perceptible ».
Cerise sur le gâteau, Tom Enders a eu recours à la société Palantir dans le domaine des big data pour l'informatique d'Airbus. Dès 2004, Palantir - créée par Peter Thiel, Alex Karp et Nathan Gettings, aujourd'hui proches du président Donald Trump - bénéficie de fonds importants de la CIA, multipliant différentes collaborations avec le renseignement, les forces armées et les services de police américains. Dernièrement, Palantir a été associée à Cambridge Analytica afin de collecter et d'exploiter, à leur insu, les données de millions d'abonnés de Facebook, lors de la campagne présidentielle américaine de 2016. Mais ce détail n'a pas réveillé la sagacité ni de Tom Enders ni des autorités françaises…
Jusqu'en mars 2013, la France et l'Allemagne contrôlaient 50,5 % du capital d'Airbus, soit une majorité de blocage : 35,5 % pour Paris et Berlin, 7,5 % pour Lagardère et 7,5 % pour Daimler, les sociétés prête-noms des deux Etats français et allemand. Avec la nouvelle gouvernance d'Airbus la part étatique a dégringolé brusquement à 28 % à cette date, tandis que Daimler et Lagardère vendaient leurs parts en empochant chacun une plus-value de 2 milliards d'euros. Le « flottant » coté en Bourse bondit de 49 % à 72 %, afin de « transformer Airbus en une entreprise normale » , explique alors Tom Enders qui s'est aussi beaucoup dépensé pour casser le système des « avances remboursables ». Cette mutation s'est opérée sous la présidence de François Hollande. A l'époque, le secrétaire général adjoint de l'Elysée, Emmanuel Macron, suit personnellement le dossier avec ses collègues de Bercy.
JUSTICE OPPORTUNE
Très lourds, les programmes aéronautiques (3) ont toujours bénéficié de soutiens étatiques. Aux Etats-Unis, la croissance de Boeing n'aurait jamais été possible sans les soutiens de la Nasa et du Pentagone. Pour leur part, les Européens ont mis en place ce système extrêmement efficace dit des « avances remboursables », légalisées par l'OMC. « A ce jour, tous les programmes d'Airbus ont été financés grâce à ce système d'aides étatiques. Depuis des années, Tom Enders n'a eu de cesse de combattre ces aides au motif qu'elles rendaient le groupe trop dépendant des Etats… »
Après les secteurs de la recherche et de la finance, il restait à mettre au pas les réseaux commerciaux. Un audit interne est lancé sur ce dernier secteur à l'initiative personnelle de Tom Enders, confié au cabinet américain Hughes Hubbard & Reed. Supervisé par John Harrison (directeur juridique et secrétaire général du groupe Airbus), l'audit - à l'origine de la même procédure qui a conduit la société française Technip à être rachetée par un groupe américain - aura permis au cabinet Hughes Hubbard & Reed d'avoir accès à la totalité des informations confidentielles des réseaux commerciaux d'Airbus : les ordinateurs personnels de tous les cadres de ce réseau ramifié ont été saisis.
Nul besoin de sortir de HEC pour savoir qu'en la matière, la confidentialité est la règle et que la confiance - vertu cardinale - a pu prendre des années, voire des dizaines d'années pour s'installer. Plusieurs cadres de l'industriel aéronautique chinois Comac (qui ambitionne de se tailler une place prépondérante sur le marché mondial) confirment que « l'intelligence organique commerciale d'Airbus a, depuis longtemps, traversé l'Atlantique ».
Cet audit s'est prolongé par la saisine - à la demande du directoire d'Airbus - du Serious Fraud Office britannique pour des présomptions de violation des lois anticorruption pour l'obtention de plusieurs des commandes du groupe. Compte tenu des liens politiques et administratifs entre Londres et Washington, il apparaît assez clairement que cette initiative est à l'origine d'un nouveau coup porté au groupe. En effet, dès 2014, le groupe européen est sous le coup d'une nouvelle procédure judiciaire lancée, cette fois-ci, par le parquet américain, le redouté Department of Justice (DoJ), le bras armé des Etats-Unis dans la poursuite, sur leur territoire et à l'étranger, des sociétés et entreprises jugées dangereuses pour les intérêts américains. Les sociétés françaises Total, Alcatel, Société générale et Alstom, figurent à son tableau de chasse, condamnées dernièrement à des amendes colossales ayant atteint plusieurs centaines de millions d'euros, et dans certains cas plusieurs milliards !
Contrairement à Tom Enders, dont le départ est annoncé pour avril 2019, Denis Ranque, actuel président du conseil d'administration d'Airbus, sera maintenu jusqu'en avril 2020, afin d'accompagner jusqu'au bout les enquêtes judiciaires engagées contre le groupe. Paris et Berlin, qui ne contrôlent plus chacun que 11 % d'Airbus, vont malgré tout continuer à se partager les deux plus hauts postes du groupe. Actuel directeur de la branche avions civils, le Français Guillaume Faury remplacera vraisemblablement Tom Enders et, en 2020, un Allemand remplacera Denis Ranque.
Berlin pousse fortement la candidature de René Obermann, membre du conseil d'administration d'Airbus depuis avril 2018. Aujourd'hui, cet homme est directeur et associé du fonds d'investissement américain Warburg Pincus. L'Oncle Sam va pouvoir digérer tranquillement Airbus… Assurément, le travail de Tom Enders aura ainsi été fatal à l'avionneur européen, assurant une victoire durable à son concurrent historique Boeing.
Cet article fait frémir : les têtes pensantes et la stratégie d'Airbus sont entièrement dominés par des...Américains (!?) et qui plus est, ou proche de Boeing, ou proche de Trump ! Le tout en toute connaissance des services de sécurité et de contre-espionnage français et allemands !
Les européens sont-ils des bisounours ???