La source.TRIBUNE - Jean-Eric Schoettl, l'ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel de 1997 à 2007* juge que l'État a de moins en moins les prérogatives juridiques et le sentiment de légitimité nécessaires pour assurer l'ordre.
État de droit ou état de droit? Avec ou sans majuscule? Le commun des mortels comprend l'état de droit (avec une minuscule) comme un état de la société dans lequel l'État fait respecter le droit, au besoin par la force légale. Pour les élites libérales et éclairées, l'État de droit (avec une majuscule), c'est autre chose: c'est l'État soumis au droit, l'État restreint par le droit.
Les deux devraient aller de pair dans une démocratie assagie. Au travers des moyens de la police et de la justice, l'État devrait être en mesure de protéger efficacement les honnêtes gens contre les prédateurs et les criminels, sans pouvoir faire n'importe quoi pour autant. On connaît la formule de Paul Valéry: «Si l'État est fort, il nous écrase. S'il est faible, nous périssons.» Mais où placer le curseur?
«Si l'État est fort, il nous écrase. S'il est faible, nous périssons.»
Paul Valéry
La pensée juridique contemporaine est hantée par le souvenir des lettres de cachet de l'Ancien Régime, de la police de Fouché, des fichiers de Vichy, des horreurs de la guerre d'Algérie. Comme au temps des Lumières, la grande affaire est de soustraire l'exercice des libertés à l'emprise de l'État gendarme. Aussi celui-ci doit-il être bridé et constamment surveillé. Aussi la notion d'ordre public doit-elle être comprise le plus restrictivement possible, faute de quoi, dit-on, régnerait l'arbitraire. Les traités, les lois et la jurisprudence s'emploient à opérer cette contention, en enfermant dans de strictes limites l'action des services de renseignement, des préfets, des officiers de police judiciaire, des parquets, des juges d'instruction et des tribunaux. L'autocensure rétrécit encore ces limites. Le curseur est poussé vers le contrôle et la répression minimaux.
Les prérogatives de puissance publique doivent s'incliner devant celles de l'individu. Le progrès démocratique ne veut-il pas que toute discipline collective soit négociée ?
Cette rétraction de la force légale, qu'elle soit préventive ou punitive, est au diapason d'une évolution des idées qui, depuis un demi-siècle vécu sans drame majeur, imprègne les élites dirigeantes occidentales: la répugnance à imposer une contrainte physique. Peu de nos responsables politiques ou administratifs sont prêts à assumer aujourd'hui un pouvoir d'action matérielle unilatérale sur leurs semblables. Les peines de prison doivent être autant que possible évitées ou aménagées, et leur seule raison d'être est la réinsertion. Les investigations ne doivent jamais mordre sur la vie privée. Plus généralement, les prérogatives de puissance publique doivent s'incliner devant celles de l'individu. Le progrès démocratique ne veut-il pas que toute discipline collective soit négociée?
Cette évolution du droit et des mentalités serait un signe de haute civilisation si, pendant le même temps, des secteurs entiers de la société ne s'ensauvageaient.
Jusqu'au-boutismes corporatistes, incivilités quotidiennes, délinquance courante, violences gratuites, occupations sans titre, territoires perdus de la République, casseurs, attentats: dans tout cela, nos concitoyens voient à juste titre une atteinte à leurs droits fondamentaux. Le droit d'arpenter les rues de nos villes dans des conditions acceptables de tranquillité et de salubrité. Le droit de pouvoir compter sur la disponibilité des services publics. Le droit de boire à une terrasse de café sans être mitraillé, écrasé ou poignardé. Ou celui de reprendre rapidement possession de sa maison, squattée pendant un congé. Ils attendent alors tout naturellement de l'État qu'il fasse respecter ce qu'ils appellent, eux, gens ordinaires, l'état de droit. Et c'est d'une exigence de résultat qu'est remplie leur attente.
L'État de droit ne répond plus qu'incomplètement à cette demande populaire d'ordre.
Là réside l'un des principaux malentendus surgis de nos jours entre le peuple et les élites dirigeantes et sermonnantes. Car l'État de droit, tel qu'il s'est cristallisé depuis que les droits fondamentaux sont devenus notre religion officielle, ne répond plus qu'incomplètement à cette demande populaire d'ordre.
Ainsi, notre droit ne peut limiter la liberté de mouvement des islamistes les plus dangereux, lorsqu'ils ne sont pas «judiciarisables» (quand il n'y a pas de possibilité légale d'engager une procédure judiciaire à leur encontre, NDLR), que sous la forme d'une assignation dans la commune du domicile et pendant douze mois tout au plus, de manière continue ou non. Il ne permet de fermer une mosquée radicale (pendant six mois au plus) que si le préfet établit que les théories qui y sont diffusées ou les activités qui s'y déroulent provoquent à la commission d'actes de terrorisme (des prêches haineux ou obscurantistes ne suffisent pas). De même, l'État de droit s'interdit d'expulser un squatter sans procédure contradictoire et sans lui permettre de faire valoir ses droits devant une juridiction.
Pour que force reste à la loi, on ne peut se passer de l'ultima ratio regum :l'emploi de la force. Or il est devenu de plus en plus difficile aux pouvoirs publics de l'assumer, en particulier dans le domaine de la police administrative (qui vise à prévenir les infractions, NDLR). Par peur de la bavure. Par peur d'être désavoués par les médias ou le juge. Et, au-delà du syndrome Oussekine-Fraisse, par délicatesse de nos dirigeants, qui renâclent désormais à exercer quelque forme de coercition que ce soit.
Il n'y a que sur les théâtres extérieurs, comme la Syrie, que l'ultima ratio regum reprend vigueur. Parce que le recours à la force se revendique alors de la morale universelle et que son exercice est délégué à des experts opérant au loin, dans d'inscrutables conditions.
(...)
* Conseiller d'État honoraire.
C'est un excellent article, avec lequel je suis tout à fait en phase. A force de constitutionnalité et d'excès de juridisme, l'Etat ne gouverne plus guère. Ce qui a quelques avantages mais surtout énormément d'inconvénients.