Jugée trop bruyante ou trop physique, la joie n’a guère enthousiasmé les penseurs.
La joie, une façon d’être qui se décide
Robert Misrahi
Le philosophe Robert Misrahi, spécialiste de Spinoza, a fait de la joie le cœur de sa pensée.
Dans L’Enthousiasme et la Joie au temps de l’exaspération, livre d’entretien avec Marie de Solemne, il nous rappelle que nous pouvons toujours la choisir, la préférer au malheur, même dans une situation tragique.
Notre époque, dominée par l’insécurité, l’exaspération et la colère, cultive le drame et semble peu
propice à la joie.
Nous pouvons pourtant apprendre à la cultiver : en conservant le souvenir de sa saveur dans notre mémoire et surtout en nous souvenant qu’hommes, nous sommes toujours libres – contrairement aux machines.
Des événements agréables nous rendent ponctuellement joyeux, d’humeur joyeuse.
Mais la vraie joie est bien plus qu’un état d’âme : elle est « plaisir intégral du corps et de l’esprit, accompagné d’une adhésion à soi-même ».
Elle est une manière d’être permanente, conquise grâce à notre volonté.
Quant au bonheur, il résulte de la multiplication des joies : « Nous pourrions appeler bonheur l’essentiel d’une vie, parcourue du plus grand nombre possible de joie
La joie nous rend plus fort
Baruch Spinoza
Au moment où Spinoza (1632-1677) entame son Traité pour la réforme de l’entendement (1), il est en quête d’une éthique – d’une façon de vivre et de penser – en accord avec notre nature humaine, totalité âme-corps sujette aux émotions et au désir.
Le philosophe hollandais déteste les passions, qui nous rendent esclaves (passifs) – la tristesse paralysante, le désespoir, la colère, tellement obsédante, la crainte et la superstition.
La joie suprême ne réside pas dans le passage à l’acte compulsif, dans l’assouvissement de nos fantasmes, mais dans l’action éclairée par la connaissance.
Plus nous connaissons, plus nous comprenons, plus la joie croît en nous et plus, simultanément, nous devenons meilleurs et plus forts.
Pour cet homme qui se bat contre l’obscurantisme, dont les écrits seront censurés, la joie est étroitement liée au dépassement progressif des habitudes et des normes imposées par la pensée dominante.
La joie spinozienne est celle de l’homme avide de liberté. Elle nous assure que si nous continuons à penser, nous serons libres et puissants, même enchaînés.
Elle nous aide à supporter la cruauté du destin
Friedrich Nietzsche
Une immense partie de l’œuvre de Nietzsche (1844-1900) apparaît comme un vibrant appel
à l’enthousiasme et à la joie.
Pour ce grand mélancolique, dont la santé est précaire, ces émotions ne s’imposent pas d’elles-mêmes.
Cette invitation nietzschéenne s’adresse donc à l’humain ordinaire, qui connaît le découragement, l’abattement, la frustration.
Il tente de nous convaincre de ne pas nous laisser dominer par le pessimisme.
Mais, parce que la joie, selon le philosophe allemand, est un combat – car l’existence elle-même est un conflit permanent, tragique entre des forces qui s’opposent –, elle est volontiers excessive, proche de l’ivresse.
Puis le moi se ressaisit et devient force d’affirmation face à ce qui doit être :« Cet événement,
cette situation que je ne peux pas changer, je l’accepte, je l’accueille.»
La volonté – le désir – affirme gaiement sa détermination.
Venez, nous interpelle Nietzsche, la vie c’est ici et maintenant !
Elle témoigne du triomphe de la vie
Henri Bergson
Henri Bergson (1859-1941) est « le » philosophe de la joie : pour le philosophe français,
celle-ci est la meilleure preuve que la vie est en train de remporter une victoire.
Comment la distinguer du plaisir ? Elle est plus profonde, plus durable, plus vraie.
Elle s’accompagne toujours du sentiment d’être en phase, en plein accord avec notre être.
Le plaisir nous fait du bien, il est essentiel en ce qu’il nous incite à nous reproduire (le plaisir sexuel),
à rester sur terre, mais il ne possède pas cette dimension spirituelle universelle, véhiculée par la joie.
Elle est là quand nous œuvrons à élever le niveau de conscience de l’humanité, quand nous travaillons
à nous améliorer intérieurement et partageons, transmettons, le fruit de cet effort.
Elle est là quand l’esprit triomphe des obstacles, échappe au poids et à l’inertie de la matérialité.
Bergson célèbre souvent la supériorité des grands mystiques et des moralistes.
Pourtant, tout individu qui promeut une idée belle et novatrice, qui transforme les hommes
et l’ordre des choses, accède à une joie qui ne trompe pas.
Pourtant, après des siècles de mépris, elle est aujourd’hui réhabilitée par la philosophie, qui reconnaît enfin son caractère essentiel à la vie. (…)
Isabelle Taubes – « Ces philosophes qui nous enseignent la joie »