http://www.mediapart.fr/journal/france/ ... ge_article
Un livre dont les extraits sont instructifs. Tout comme les interventions de cet anthropologue qui passait l'autre soir dans l'émission "ce soir ou jamais"
http://ce-soir-ou-jamais.france3.fr/?pa ... rique=1490
Alain Bauer (un proche de sarkozy) a d'ailleurs reconnu le sérieux des informations et le recul (il ne s'agit pas du tout d'un livre militant) pris par l'auteur pour la rédaction de l'ouvrage
Des brigades anti-criminalité (BAC) dont les insignes exhibent, au choix, les barres d’une cité prise dans la lunette de visée d’un fusil, des meutes de loup devant des tours d’habitation, une panthère déchirant de ses griffes un quartier plongé dans l’obscurité ou une araignée emprisonnant dans sa toile un ensemble d’immeubles.
Des policiers qui, sous la pression du chiffre, n’exercent pas le métier auquel ils aspiraient. Des hommes en uniforme qui, au lieu d’attraper les «voyous» et les «voleurs», multiplient les petites interpellations sur des «shiteux» et des sans-papiers. Des agents en civil qui s’ennuient et ennuient, voire harcèlent, les habitants des quartiers, surtout lorsqu’ils sont jeunes et issus de l’immigration.
Des unités souvent xénophobes, racistes et adeptes de pratiques discriminatoires. Des modes d’intervention, en patrouille motorisée, inefficaces, qui ne répondent ni aux attentes des habitants, ni à l’exigence de lutte contre la délinquance.
Des pratiques qui relèvent souvent d’une logique «postcoloniale» où la référence à la guerre d’Algérie est rarement loin. Des comportements policiers dont les déviances individuelles et institutionnelles échappent au contrôle démocratique.
Des forces de l’ordre qui constituent donc, dans les banlieues, un instrument du maintien de l’ordre social, plus que de l’ordre public…
C’est un livre en forme de réquisitoire sur l’action des BAC dans les cités françaises que Didier Fassin, professeur de sciences sociales à Princeton, publie aujourd'hui. Dans La Force de l'ordre, une anthropologie de la police des quartiers, le constat est tellement sombre, à la fois sur les plans éthique, politique et sécuritaire, qu’on regrette que Didier Fassin n’ait pas eu l’autorisation de poursuivre, sur d’autres terrains et avec d’autres unités, une enquête inédite menée pendant 15 mois, entre 2005 et 2007, avec une BAC de la région parisienne.
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Vous racontez des scènes très choquantes comme ces écussons avec une toile d’araignée enserrant des tours, des échanges racistes, des pratiques discriminatoires, etc. Dans quelle mesure les modes d’intervention catastrophiques de la BAC que vous avez observée, dont le chef était particulièrement xénophobe, peuvent-ils être représentatifs du travail de la police dans les quartiers ?
Les écussons que je décris, par exemple des mires de fusil sur des tours de cités, des loups ou des tigres bondissant sur des quartiers, concernent l’ensemble des BAC, avec probablement une sorte de concurrence à produire les iconographies les plus originales ou violentes. On ne peut pas en inférer des pratiques. De la même façon, ce n’est pas parce que des gens tiennent des propos racistes, avec des plaisanteries entre eux, qu’ils agiront de façon discriminatoire sur le terrain. Mais il se trouve que, dans le cas observé, les écussons et les propos racistes vont avec des pratiques discriminatoires.
Comme il s’agit de la première étude ethnographique sur une BAC, je ne peux pas prétendre à la représentativité. Ce n’est d’ailleurs pas l’objet de l’anthropologie. Néanmoins, un certain nombre d’indices montrent que ce que j’ai observé ne semble pas l’exception, mais plutôt la règle. Des représentants syndicaux, des commissaires de circonscriptions, des hauts fonctionnaires de la direction centrale de la sécurité publique m’ont spontanément fait part de types d’intervention très proches de ce que j’ai vu. Certaines BAC font d’ailleurs parfois l’objet d’efforts réels de réformes de la part de leurs supérieurs.
Toutefois, la manière dont les BAC sont constituées, autour d’un chef qui a la main sur le recrutement, donne une importance particulière à la personnalité de ce chef. Il existe une logique structurelle propre aux BAC, notamment leur exceptionnelle autonomie vis-à-vis de la hiérarchie.
C’est important de savoir qu’il y a des policiers d’extrême droite, même s’il y en a partout ailleurs. Mais il se trouve que c’est plus ennuyeux lorsque ces gens interviennent, de manière ostentatoire, avec des signes exhibant leur appartenance à des groupuscules ou leurs affinités avec des groupes d’extrême droite. Je ne parle pas du Front national, mais de policiers portant des T-shirts avec les chiffres 732, date, nous apprennent les manuels scolaires, où Charles Martel «arrêta les Arabes à Poitiers».
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Qu’apportent les termes de « situation postcoloniale » pour décrire l’interaction entre la police et les habitants dans les banlieues françaises ?
J’ai voulu, ainsi, souligner les conditions historiques et politiques qui déterminent la manière dont se fait aujourd’hui le travail de la police dans les quartiers sensibles. Du côté policier, on a une représentation caricaturale, utilisant un vocabulaire où les ZUS sont des «jungles» et les jeunes des «sauvages». Par ailleurs la référence à la guerre d’Algérie se retrouve aussi bien sur le terrain que chez les conseillers des différents ministres de l’intérieur qui se succèdent depuis Jean-Pierre Chevènement, avec un imaginaire, et un type d’intervention, qui se situent du côté de la militarisation de la force publique en lutte contre une guérilla. Le recours à l’état d’urgence pendant les émeutes de 2005 a été le premier depuis la guerre d’Algérie…
Je ne veux pas tomber moi-même dans la caricature. Mais on ne peut pas négliger, compte tenu de l’importance de la dimension à la fois raciale et, dans certains cas, raciste de l’intervention, cette dimension proprement postcoloniale. Elle est d’ailleurs revendiquée comme telle par les acteurs. Il ne s’agit pas d’une construction d’anthropologue. Ce sont les choses telles qu’elles sont vues dans le regard des policiers.
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Qu’est-ce qui pourrait faire évoluer une situation d’interaction entre la police et les quartiers de banlieue que vous décrivez comme, à la fois, ennuyeuse pour les policiers, inefficace pour lutter contre la délinquance, injuste pour les habitants et dangereuse pour la démocratie ?
D’abord la volonté d’un personnel politique qui serait préoccupé par ce qui se joue aujourd’hui dans les banlieues, autrement qu’à travers le seul prisme de l’insécurité et de la répression corollaire. Cela suppose donc un changement de langage, et même d’idéologie, politique.
Mais, deuxièmement, rien ne se fera sans les policiers, leurs syndicats, leurs représentants, leurs supérieurs… J’ai l’impression qu’il y a une attente – et d’ailleurs les résultats aux élections professionnelles le montrent – pour qu’on cesse de faire faire aux policiers un métier qui n’est pas le leur. Aujourd’hui, l’action policière lutte moins contre la délinquance que contre les petites infractions à la législation sur les stupéfiants ou les interpellations de sans-papiers. Cela « fait du chiffre», puisque ce sont des infractions où l’interpellation du suspect suppose, automatiquement, la résolution de l’affaire.
Troisièmement, même si elles sont très modestes en France, les résistances ou les mobilisations de citoyens et d’habitants, parfois sur base communautaire, peuvent jouer un rôle important.
Cela étant, je préfère n’être pas trop optimiste, tant mon enquête m’a fait prendre conscience de l’état de dégradation, sur le terrain plus qu’en termes d’image, des interactions entre la police et les habitants des quartiers populaires. Il faudra du temps pour rétablir une confiance.