Par Jean-Paul Brighelli
De nombreux lecteurs de ces chroniques s'insurgent régulièrement contre mes tendances jacobines (que je confesse), et ma foi en un système centralisé. "Vous dites tant de mal des décisionnaires de la Rue de Grenelle, me lancent-ils, que, franchement, vous feriez mieux de vous en remettre à l'échelon local : permettons désormais aux chefs d'établissement de gérer les écoles, les collèges et les lycées comme des entreprises, en recrutant ou débauchant au gré des nécessités et des compétences..." Ou encore : "Pourquoi ne pas libéraliser complètement le système scolaire, en autorisant le privé à gérer des établissements en fonction de l'offre et de la demande - ou en amenant l'État à en faire de même ?"
La question est sérieuse, ou tout au moins elle est posée par des gens sérieux. Elle est par ailleurs d'actualité, puisque Geneviève Fioraso, en allant tout au bout des conséquences de la loi Pécresse sur les universités, impose à ces dernières une rentabilité que, pour le moment, elles sont bien en peine d'atteindre - tout en les empêchant de hausser significativement les droits d'inscription, ce qui leur donnerait certainement un bol d'air financier, mais poserait de très graves problèmes d'accès aux études, dans un pays qui ne brille pas par la qualité de son ascenseur social.
Cette question très polémique mérite un examen approfondi, que je livrerai en deux tribunes successives, pour une plus grande facilité de lecture et de réaction. La première examinera cette assimilation de l'école à une entreprise, la seconde se focalisera plus volontiers sur le rôle du chef d'établissement, auquel d'aucuns voudraient donner toutes les prérogatives d'un chef d'entreprise, dans l'embauche ou le débauchage de ses subordonnés - en premier lieu les enseignants - et dans la gestion à court et moyen terme de son école, de son collège ou de son lycée.
L'école ne sera jamais une entreprise !
C'est donc dans la comparaison, explicite ou non, de l'école avec l'entreprise que réside la difficulté. Si l'école est une entreprise, elle est bien curieuse : on y investit à fonds perdu, on n'y produit rien de quantifiable, et on ne lui demande aucune rentabilité immédiate. Quant à la rentabilité future, elle est extrêmement élusive. L'école n'est pas, elle ne sera jamais une entreprise. Mais, alors, comment les comptables du ministère de Grenelle-sur-Bercy comprendraient-ils que l'État y investisse tant, en argent et en moyens humains, et à fonds perdu, alors qu'ils ne pourront jamais lui demander de comptes ?
Je dis l'État, étant bien entendu que la part du secteur strictement privé, en France, est absolument dérisoire - même si elle augmente, à la marge, régulièrement. Et dans ce privé (en clair, les établissements "hors contrat") se regroupent essentiellement des écoles confessionnelles dont on ne peut pas dire que la transmission objective des savoirs soit le critère dominant. Il va de soi que si l'État consacre des fonds importants à un système (en l'occurrence, il paie la totalité des salaires des établissements privés sous contrat et se charge de l'évaluation de leurs élèves - au moment du brevet ou du bac, par exemple), il est normal qu'il se soucie de ce qui est enseigné dans des systèmes qu'il finance pour l'essentiel. Les profs du privé sous contrat sont donc inspectés comme les autres, et c'est bien naturel.
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La financiarisation à l'aveugle de l'Éducation laisse de côté ce qui en fait la spécificité : la relation pédagogique. Nous ne vendons pas des tapis, mais du savoir et du savoir-vivre ; et nous n'avons pas des clients, mais des élèves. Et cela n'a rien à voir. La matière première de l'enseignement, c'est ce fichu facteur humain, si difficilement contrôlable.
J'irai même plus loin : cette reductio ad absurdum incite les élèves (et leurs parents) à se comporter réellement en clients, qui viennent, avec des arguments parfois frappants (et même tuants, comme on sait), nous expliquer que nous n'avons rien compris au génie intrinsèque de leur progéniture. On va à l'école parce qu'on doit y aller - alors qu'on ne se rend dans une grande surface que parce qu'on le veut bien.
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À trop vouloir techniciser l'enseignement, que ce soit en privilégiant les "sciences de l'éducation", qui bafouent l'art magique de la transmission, ou en favorisant un enseignement si étroitement pratique qu'il ne débouche plus sur rien, sinon du vide, au point que certains ne peuvent le supporter, on oublie ce qui fait l'essentiel de la fonction enseignante : former des citoyens doués d'une culture commune, d'un langage commun (et pas d'un langage a minima, mais d'une langue riche et variée), de références communes. L'utilitarisme n'est pas un humanisme. Comme disait Rabelais : "Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes."
Et je dénie aux financiers la capacité de comprendre comment on fait sortir leurs enfants, et ceux des autres, de la glaise et de la barbarie.
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